Ralentir l’acidification

par | Fév. 10, 2021

Près d’un siècle d’exploration scientifique aura été nécessaire pour identifier un phénomène d’une grande complexité qui menace le grand poumon de la Terre : l’acidification des océans.

Au cours de l’ère industrielle, les fortes concentrations en CO2 ont modifié la chimie de nos océans. Les chercheurs ont donné l’alerte et voilà quinze ans qu’un groupe d’experts soutenu par la Fondation Prince Albert II de Monaco s’efforce de resserrer les liens entre science, politique et action, donnant à cette approche systémique l’ampleur d’une résistance mondiale.

En 1925, le navire allemand Meteor partait sillonner l’Atlantique Sud jusque dans les régions polaires antarctiques. Pendant deux ans, parcourant 67 500 milles marins, soit un triple tour de la Terre, des scientifiques du bord sondent, mesurent, cartographient l’océan, s’intéressant aux concentrations de krill comme à la chimie de l’eau. Bien que balbutiantes, les premières mesures du pH de l’océan ont lieu lors de cette toute première expédition océanographique. A cette époque marquée par l’enthousiasme en l’essor industriel, l’atmosphère est 40 % moins concentrée en CO2 et les eaux de surface sont environ 30 % moins acides qu’aujourd’hui. Il faudra attendre les années cinquante pour que soit décrit le phénomène d’acidification des océans, un processus chimique provoqué par les émissions massives de CO2 dans l’atmosphère. Trente ans plus tard, des séries de mesures réalisées au nord-est du Pacifique permettent de démontrer un abaissement très inhabituel du pH de l’océan. Les modélisations élaborées à partir de ces données sont alarmantes, confortées dans les années 1990, par les biologistes qui pointent les effets dévastateurs de l’acidification sur les récifs coralliens. Ces signaux tangibles précipitent la prise de conscience globale.

A PROBLème MONDIAL, MOBILISATION GLOBALE

L’année 2004 marque un premier tournant : réunis lors du 5e Symposium sur l’océan dans un monde à forte teneur en CO2, une poignée de scientifiques marins actent le phénomène d’acidification qui se révèle d’une amplitude inédite depuis 55 millions d’années. Un champ de recherche vertigineux s’ouvre dès lors pour experts et scientifiques, qui fondent un « Groupe d’utilisateurs de référence » pour l’acidification des océans. Celui-ci a pour ambition d’encourager la diffusion des connaissances à des non-scientifiques afin de fédérer l’adhésion des décideurs autour de ce phénomène clé du climat. Mais le Groupe de travail est avant tout lancé pour prendre part à l’un des premiers projets au monde dédié à l’acidification des océans, IMCO2, portant sur les implications du CO2 dans les écosystèmes marins.

Fidèle à l’engagement séculaire de la Principauté pour l’océan, la Fondation Prince Albert II de Monaco apporte aussitôt son soutien à cette communauté scientifique qui ne tarde pas à mettre en lumière le déséquilibre inédit du système Océan auprès des grandes instances internationales.

Car en dépit de son rôle de grand régulateur, l’océan a été le grand oublié de la question climatique. Mais sa forte capacité d’absorption du CO2 de l’atmosphère a des répercutions majeures qui détériorent la vie qu’il recèle et menacent, à moyen terme, les sociétés humaines. De tels sujets sont au cœur du deuxième Symposium international sur l’océan dans un monde à forte teneur en CO2 qui a lieu à Monaco en 2008, sous l’égide de Son Altesse Sérénissime le Prince Albert II. A l’issue de cette réunion, la Déclaration de Monaco, engagement pris par 155 scientifiques originaires de 26 pays, signe un nouveau tournant scellant les responsabilités scientifiques et politiques. « Cette réunion faisait partie d’un processus qui se poursuit aujourd’hui pour transformer la prise de conscience de l’acidification des océans et son inclusion comme un problème clé dans les discussions politiques mondiales », déclare alors le Souverain.

Le Groupe d’utilisateurs de référence s’implique dans le Projet européen d’acidification des océans (EPOCA) qui voit le jour la même année. Les efforts scientifico-politiques s’intensifient. En 2009, une loi fédérale sur l’acidification et la surveillance des océans est promulguée aux Etats-Unis. Huit pays lancent des projets de recherche nationaux, et les experts du projet méditerranéen MedSeA, qui réunit douze pays en 2011, ne tardent pas à démontrer une augmentation de l’acidité en Méditerranée d’environ 10 % durant les vingt-cinq dernières années. Le Groupe d’utilisateurs de référence soutient les efforts de recherche européens, avant d’élargir son champ d’action au Royaume-Uni, en Allemagne et en Méditerranée, contribuant ainsi à engager rapidement une communauté plus large de parties dans les défis et les problèmes à relever face à l’acidification des océans.

« Ce Groupe de référence veille à ce que les informations scientifiques soient rendues accessibles aux décideurs politiques et aux professionnels des activités aquacoles. Il faut plus que jamais assurer une collaboration et un échange de connaissances accrus entre les divers acteurs et aux niveaux international et régional », résume Philippe Mondielli, directeur scientifique de la Fondation Prince Albert II de Monaco. 

L’impulsion du groupe d’experts qui discutaient ces questions autour d’une table à Plymouth en 2004 a fait du chemin, indéniablement. Depuis, ayant très tôt pris la mesure des bouleversements chimiques de l’océan, l’OA-iRUG, le plus ancien organisme de ce type au monde, n’a cessé de mobiliser la communauté internationale autour du phénomène croissant de l’acidification. Sans l’implication déterminante de la Principauté de Monaco, ces tentatives n’auraient pu conquérir le devant de la scène mondiale et essaimer à tous les niveaux de la société. Les voyants sont pourtant toujours au rouge, le chantier est de taille, raison de plus pour renforcer ce réseau qui favorise une meilleure prise en compte de l’un des plus grands enjeux environnementaux du siècle.

Les chiffres

– L’océan couvre les ¾ de la surface de la Terre et représente 99 % des êtres vivants en volume.

3 billions de personnes dépendent de la biodiversité marine et côtière

– Une vaste étude menée par l’Institut australien de science marine a montré que la calcification des coraux massifs de la Grande barrière de corail a diminué de 14,2 % en 30 ans, une baisse sans précédent depuis au moins 400 ans (328 colonies réparties dans 69 récifs ont été analysées). Ces coraux qui peuvent croître pendant plusieurs siècles enregistrent chaque année dans leur squelette des bandes de densité, à la manière des troncs d’arbres (source : Science, 2009).

400 millions de tonnes de déchets industriels (fertilisants agricoles, pesticides…) finissent chaque année en mer (chiffres IPBES, 2019) diminuant la disponibilité d’oxygène dans les eaux marines. Le taux mondial d’oxygène dans les océans a diminué d’environ 2% entre 1960 et 2010 (source : IUCN. La diminution de la teneur en oxygène des océans a des répercussions sur les cycles océaniques des nutriments et sur les habitats marins (13% des écosystèmes coralliens présentent un risque élevé de désoxygénation – IUCN).

400 zones mortes (dépourvues d’oxygène) ont été recensées autour du globe en 2016, avec une surface cumulée dépassant 245 000 km2, soit plus que la surface du Royaume-Uni.

Une acidification de plus en plus grande

La concentration annuelle moyenne mondiale de CO2 dans l’atmosphère a dépassé 400 ppm en 2016, soit plus de 40% au-dessus du niveau préindustriel (280 ppm). Les océans sont des piégeurs très performants du CO2 de l’atmosphère. Bien que cette absorption fournisse un service précieux aux sociétés humaines en modérant l’ampleur des changements climatiques, elle a un revers pour les océans. L’apport massif de CO2 génère modifie le pH de l’océan global. Au cours de l’ère industrielle, le pH des océans est passé de 8,11 à moins de 8,06. L’échelle de pH étant logarithmique, cet écart qui peut sembler minime représente en réalité une augmentation d’environ 30 % de l’acidité des océans. D’après une étude récente, cette diminution du pH s’est produite à un taux d’environ 0,02 unité de pH par décennie, ce qui est environ 100 fois plus rapide que tout changement d’acidité connu au cours des 55 millions d’années précédentes. Si les émissions de CO2 continuent au même rythme, le pH pourrait perdre encore 0,4 unités d’ici 2100, triplant ainsi l’acidité de l’océan global.