Mission Quiet Sea Odyssey

par | Fév. 10, 2021

L’équipe océanographique de Sphyrna Odyssey a pris la mer en septembre 2019 pour suivre la trace acoustique des cétacés de Méditerranée. Six mois durant, grâce aux deux drones nautiques connectés de la société Sea Proven, les scientifiques ont pu enregistrer en très haute définition les signaux des grands mammifères marins le long des côtes est de la Méditerranée.

Cette frange côtière du sanctuaire Pelagos compte parmi les plus urbanisées et les plus parcourues au monde, une cible toute désignée de la pollution sonore. Comment cette nuisance impacte-t-elle les différentes espèces de cétacés ? Le bruit condamnerait-il ces explorateurs des abysses, qui évoluent dans un univers essentiellement acoustique ?

Les recherches, placées sous la direction du bioacousticien Hervé Glotin de l’université de Toulon (CNRS LIS DYNI), ont dû s’interrompre mi-mars 2020, en pleine pandémie. Un calme alcyonien a soudain régné sur la mer. En un temps record, les chercheurs ont décidé d’envoyer leurs drones silencieux dans ce laboratoire grandeur nature pour enregistrer la biophonie* d’une Méditerranée épargnée par les bruits mécaniques, une situation inédite depuis l’avènement de l’ère industrielle. Percevant la portée scientifique inestimable de telles écoutes de la vie marine durant cette trêve historique des activités humaines, la Fondation Prince Albert II de Moncao s’est mobilisée pour permettre le lancement de la mission exceptionnelle Quiet-sea. Dans un monde confiné, le catamaran a largué les amarres le 23 avril depuis le port de Toulon pour dix-sept jours de pistage acoustique dans le sillage des navires autonomes Sphyrna. De retour de navigation, Hervé Glotin livre de premiers résultats. Edifiant.

* ensemble des sons émis par les espèces.

Les chiffres

L’écoute de 400 kilomètres de côtes (des Calanques à Monaco) révèle une Méditerranée moins polluée :

• 2 fois moins polluée aux hydrocarbures

• 10 fois moins bruyante : une diminution de 10 décibels dans les basses fréquences

• Ponctuée de « puits de silence », des zones où la diminution va jusqu’à 12 décibels

• 6 fois plus longue : la portée des sons émis par les cétacés

Interview du Professeur Hervé Glotin

Comment décririez-vous la photographie sonore de la Méditerranée confinée ?

La côte était vraiment silencieuse. Même à 10 milles nautiques des terres, soit une vingtaine de kilomètres, la côte ne rayonnait plus, d’un point de vue acoustique. Un blanc total. C’était totalement inédit car même au cœur de l’hiver où la navigation de plaisance est très réduite, il y a le départ des bateaux de pêche le matin, le retour le soir, les navettes quotidiennes, les ferries… Or ce trafic continu était absent. Les ports étaient calmes, et le bruit rayonne depuis les ports. Il faut s’imaginer une frange de silence d’au moins 10 milles nautiques, cela représente un milieu énorme !

Les signaux sous-marins que nous avons enregistrés lors de la mission Quiet-sea ont démontré l’absence de fréquences provenant de l’activité humaine. Le milieu était épargné par ce masquage qui est d’ordinaire très important et qui gêne les cétacés. Ces animaux se situent, communiquent et localisent leurs proies par les sons. Imaginez qu’un brouillard constant autour de chez vous se lève soudain : vous redécouvrez votre environnement et vous pouvez aller beaucoup plus loin. C’est ce qui s’est passé pour les cétacés lors du confinement, avec l’absence de trafic côtier. Soudain, leur horizon s’est agrandi. Ils ont plongé dans un monde dix fois plus grand.

Dans ce laboratoire grandeur nature, avez-vous pu réaliser des écoutes inhabituelles de cétacés ?

Le premier jour de notre navigation, un groupe de grands dauphins, des Tursiops, est venu autour de notre catamaran, non loin de Port-Cros, dans un milieu qui d’habitude est emprunté par les navettes. D’ordinaire, les Tursiops ne suivent pas les bateaux en dérive. Là, pendant une heure, il y en avait une vingtaine autour de nous. Ils étaient apaisés. On entendait leurs souffles puissants et leurs vocalises, c’était très beau ! Et on a pu faire des enregistrements très intéressants dans ces conditions optimales. On a enregistré leurs vocalises avec les cinq hydrophones fixés sur les drones. De cette manière, on peut savoir quel animal émet, quand et dans quelle direction. Avec cette qualité d’écoute, on essayera de définir la signature acoustique de chaque individu, qui a sa manière de vocaliser. Ces données forment un premier corpus très riche qu’on n’a pas encore terminé de traiter mais qui est très prometteur. On espère pouvoir mieux comprendre le système de communication de ces dauphins venus profiter du calme pour se réapproprier les espaces côtiers. Dans les Calanques, on a revu des Tursiops. Ce site a une acoustique très particulière car les falaises sous-marines renvoient beaucoup d’écho. En temps normal, le bruit des moteurs permanent génère un environnement hostile. En l’absence de bateau, les cétacés se sont montrés très tranquilles dans des Calanques silencieuses qui renvoyaient non plus les moteurs mais leurs vocalises ! Nous avons enregistré des signaux dépourvus de pollution anthropique qui seront une référence.

Peut-on parler de degré zéro de pollution sonore, un état de référence vers lequel tendre ?

La plupart de nos enregistrements ont pu être réalisés en l’absence de bateaux à plus de 10 milles nautiques. En hauturier, le trafic maritime était maintenu, mais c’était très au large et la frange côtière n’était pas du tout affectée. Les signaux que nous avons acquis sont donc « purs » de pollution acoustique anthropique. Dans la baie des Anges, on a pu capter jusqu’aux signaux des crevettes. Souvent, les expériences idéales ont lieu sur un tableau avec des équations. Là, nous les faisions en pleine mer ! Dans cet environnement très silencieux, le passage du moindre bateau était l’occasion de prendre des mesures dans le seul but de vérifier les modèles mathématiques de propagation acoustique dans le milieu sous-marin. Sans la pollution sonore, les communications des grands plongeurs, rorquals et cachalots, peuvent être jusqu’à six fois plus longues. Cela implique des contacts entre groupes plus efficaces et plus fréquents que dans des conditions anthropisées. C’est très bénéfique pour les populations qui ont pu bénéficier d’organisation, de coordination et de chances de reproduction plus fortes.

 

Aviez-vous déjà enregistré un paysage sous-marin aussi épargné au cours de vos précédentes missions ?

Au bord du désert d’Atacama, le long du littoral sud-américain où j’ai réalisé des enregistrements de baleine bleue en 2017, j’ai entendu ce même « silence ». Il était interrompu de temps à autre par un pêcheur de passage ou par l’explosion d’une charge de dynamite de braconniers. En dehors de ces événements anthropiques, le niveau de référence était similaire à celui observé pendant le confinement. Sur la planète, il y a encore des zones où l’on retrouve cette qualité de silence. Mais elles sont de plus en plus étroites et rares, ce qui veut dire qu’il y a de moins en moins d’espace privilégié pour la mégafaune, qui rencontre des difficultés croissantes à socialiser sereinement, à se nourrir et à se reproduire efficacement. Ces trois fonctions vitales reposent sur la qualité de leurs échanges acoustiques. C’est pourquoi nous avons toutes les raisons de nous inquiéter pour les cétacés de Méditerranée qui vivent près des côtes parmi les plus actives de la planète, avec les grands ports américains.

 

La bioacoustique peut-elle améliorer la protection des cétacés ?

L’une de nos observations acoustiques majeures montre qu’il y a des zones qui jouent un rôle d’importance pour les cachalots de Méditerranée, qui sont en constante diminution. Compte tenu des estimations d’effectifs et des risques auxquels ils sont exposés, on peut imaginer qu’on soit la dernière ou l’avant-dernière génération à observer ces animaux près des côtes. Je ne dis pas que c’est la fin de la mégafaune sur la planète, mais sur les côtes hyper actives comme notre secteur nord-ouest méditerranéen, c’est problématique… Faisons le plus d’observations possibles et tirons-en les conséquences pour améliorer la gestion de notre espace maritime.

Nous avons écouté les chasses de cachalots au large de Monaco, à 12 milles des côtes, et mis en évidence un groupe de super prédateurs agissant en totale sérénité. Vérifions que ce soit des comportements réguliers. Tant qu’on a cela, il y a un espoir. Il faut s’attacher aux particularités océanographiques des sites, à l’exploitation particulière qu’en font les espèces. Cette salle à manger des cachalots que nous avons repérée, on peut la qualifier de sanctuaire : la bioacoustique démontre une forte activité de chasse et de socialisation des cachalots qui trouvent un équilibre. Mais si la communication des animaux est masquée par le trafic maritime, ils ne pourront plus venir se nourrir et ce n’est pas évident qu’ils trouvent un site comparable ailleurs sur la zone. Tout comme sur une zone militaire, il faudrait, sur de tels secteurs, imposer une vitesse réduite – diminuer l’émission de décibels de 10 à 20 %, ce serait déjà très significatif – ou faire en sorte que cela reste une zone de faible passage.

« Soudain, l’horizon des cétacés s’est agrandi. Ils ont plongé dans un monde dix fois plus grand ».

Pister des cachalots par 2 000 mètres de fond

Le 14 janvier 2020, lors de la mission Shyrna Odyssey, les hydrophones fixés sous la coque des drones nautiques enregistrent des clics de cachalots dans les eaux de Monaco. Deux mille mètres sous la surface, à 12 milles nautiques des côtes, s’étale une vallée profonde qui reçoit des courants riches en calmars. Le site, 10 kilomètres relativement épargnés par le trafic maritime, a des particularités océanographiques très bénéfiques pour la chasse des plus grands prédateurs de la planète. Sur le moment, les bioacousticiens enregistrent une scène qu’ils ne pourront décrypter qu’à leur retour en laboratoire, grâce à une analyse du signal très poussée. « On a pu isoler les clics des cachalots, grâce aux algorithmes d’intelligence artificielle et nous avons pu localiser les animaux en 3D. On s’est aperçu que les trajectoires du clan de cachalots démontraient une chasse collaborative intelligente par 2 000 mètres de fond ! », s’enthousiasme Hervé Glotin qui a traduit la scène en image. Les signaux indiquent en effet que les prédateurs ont des trajectoires corrélées, à 500 mètres de distance environ, qu’ils font des paliers groupés à 500 mètres de profondeur, les mères accompagnant certainement les juvéniles qui apprennent à se servir de leur sonar et n’ont pas encore les capacités pour descendre plus bas. Les matriarches du clan descendent à 1 000 mètres, elles pointent leurs sonars dans les mêmes directions, explorent, puis remontent vers les juvéniles. L’une d’elles plonge à 1 700 mètres de profondeur et suit un cheminement en lacets comme pour ratisser la zone. « Les animaux se coordonnent par l’acoustique, précise le chercheur du CNRS.

Durant leurs plongées d’une cinquantaine de minutes, les cétacés sont à l’économie complète, chaque mouvement représente une consommation d’oxygène, et donc du temps de sonde en moins sur la zone. Plongés dans l’obscurité totale, leur stratégie d’exploration du milieu se fait en meute et repose entièrement sur les émissions sonores qui sont les plus puissantes du règne animal. Les cachalots partagent leurs compétences et leurs sons pour détecter les proies, peut-être les rabattre, et ensuite chacun a sa capacité de les capturer. Le temps de cette chasse, ils ont sans doute mangé près d’une demi tonne de calmars, ce qu’il leur faut au quotidien. Ces chasses hyper contraintes leur demandent encore d’être plus collaboratifs entre eux, encore plus rusés et précis dans l’optimisation de leurs tracés. Il en va de leur survie. »