Le grand récit des profondeurs

par | Fév. 10, 2021

Explorer les profondeurs de la Méditerranée, tel fut pendant vingt ans le grand rêve de Laurent Ballesta. En juillet dernier, ce plongeur de l’extrême, biologiste et photographe s’embarquait, avec trois compagnons, à bord d’un étrange vaisseau d’acier. Tantôt confinés dans une coque sous pression de 5 m2, tantôt équipés de scaphandres recycleurs et livrés à eux-mêmes dans les eaux crépusculaires, ils ont enduré vingt-huit jours durant une atmosphère à base d’hélium, treize fois plus dense que celle des terriens. A plus de 100 mètres de profondeur, les cosmonautes de la mer ont découvert une planète que même les rayons du soleil peinent à atteindre et qui pourtant abrite des écosystèmes parmi les plus beaux au monde.

Entretien avec Laurent Ballesta

Chef de l’expédition « Planète Méditerranée » (Gombessa V), biologiste et photographe

« La Méditerranée est loin d’être une mer morte. Nous sommes allés voir, son cœur bat encore. »

CA. : Comment qualifiez-vous cette « planète Méditerranée » ?

LB. : Comme dans mes rêves ! Mais je ne suis pas du tout objectif, je parle comme un amoureux. Et puis j’ai rêvé à cette mission pendant près de vingt ans, ça m’a laissé le temps de cibler les sites sur lesquels nous allions plonger ! Toutes ces années, j’ai fait des centaines d’incursions en plongée profonde mais je n’ai eu que des aperçus très fugaces de ces oasis sublimes. Nous ne pouvions rester que vingt petites minutes à de telles profondeurs. Une frustration énorme. Au cours de la mission Gombessa V, nous avons pu pénétrer, par 135 mètres de profondeur, dans un univers vierge, sublime et calme, qui n’avait jamais été visité. J’ai la sensation de n’être jamais allé aussi loin tout en restant chez moi, en Méditerranée, tout près d’une côte urbanisée !

Méditerranée, mer blessée ou mer vivante ?

Elle n’est pas celle qu’elle était il y a deux ou trois siècles, c’est évident. On entend beaucoup que c’est une mer polluée, une mer de plastique, affectée par le tourisme de masse et le trafic maritime… Et c’est vrai, d’autant que c’est une mer presque fermée. Mais c’est loin d’être une mer morte ! Nous sommes allés voir, son cœur bat encore. Il y a de nombreuses oasis. Elles sont simplement plus profondes que proches de la surface.

 

Quand bascule-t-on dans cette autre Méditerranée, où finit-elle ?

La zone crépusculaire commence à 50 mètres de profondeur (en tous cas en PACA). Au-dessus, il y a trop de lumière et au-delà de 120 mètres, il n’y en a plus assez. Dans la frange crépusculaire où nous sommes allés, se développent les récifs coralligènes. C’est un terme trop générique à mes yeux, car ce qu’on voit, ce sont des forêts de gorgones rouges, de corail noir, des champs de laminaires, d’éponges cavernicoles… Nous avons réalisé des modèles 3D de six massifs coralligènes grâce à la photogrammétrie afin d’archiver ces paysages d’une incroyable diversité. Au-delà de 120 mètres, nous avons trouvé des récifs coralligènes fossiles, témoins de la Préhistoire où la mer était bien plus basse. C’est un univers très creusé, encore plus alvéolé, abritant moins de vie, mais ces anciens récifs sont des décors incroyables.

Votre aventure n’est pas sans évoquer l’aventure spatiale : préparation minutieuse, missions scientifiques, engagement physique et mental, confinement, sorties extra-véhiculaires, omniprésence des protocoles, de la sécurité…

On s’est amusés à dire, conscients cependant de ne pas arriver à la cheville de ce héros, que Thomas Pesquet avait fait une seule sortie extra-véhiculaire après des mois dans l’espace. Nous, on sortait deux fois par jour ! J’espère qu’il a de l’humour… Mais la comparaison s’arrête là. Il n’y a pas un niveau de sélection plus difficile que celui d’un recrutement de cosmonaute. Cependant, il est vrai qu’il y a des liens étroits entre plongée profonde et exploration spatiale, des univers confinés aux portes de l’inconnu. La capsule spatiale est à une pression nulle. Pour en sortir, des paliers de compression sont nécessaires lors du retour sur Terre. A l’inverse de celles des spationautes, notre capsule des profondeurs est maintenue à une pression treize fois supérieure à la pression terrestre, et il nous a fallu 4 jours de décompression avant d’en sortir. Si on devait filer la métaphore d’un point de vue technique, notre station bathyale serait moins proche de l’ISS que d’un vaisseau Soyouz ! Heureusement que cette machine d’une autre époque était entre les mains des mécaniciens de l’Institut national de la plongée professionnelle, qui la connaissent par cœur, parce qu’il y a eu des fuites… Et nous avons fait rentrer 23 câbles, soit 23 trous, ce qui compliquait beaucoup leur exercice !

Avez-vous découvert des espèces inconnues ?

Quasiment tous les jours, je remontais à la station avec la photographie d’une créature qui n’avait jamais été illustrée vivante. C’est le cas de l’anthias-perroquet, la morue cuivrée, la cardine tachetée, l’araignée élégante, le crabe rectangle… Ou encore des comportements non renseignés, comme les parades nuptiales des murènes, les accouplements et la ponte du calamar veiné… L’illustration de cette biodiversité a une valeur esthétique et scientifique inestimable. Quand on est au fin fond de la Papouasie ou sous les glaces de l’Antarctique, ce n’est pas si surprenant de découvrir des espèces nouvelles. Mais que des pans entiers de la Méditerranée soient restés inconnus, c’est fou ! Il y a combien de millénaires que les pêcheurs, plongeurs, habitants des côtes l’observent ?!

Vous êtes les quatre premiers plongeurs à réaliser un tel exploit de plongée. Une vingtaine de personnes travaillaient sur la barge en surface pour assurer votre sécurité. Comment l’avez-vous vécu ?

Nous avons utilisé les mêmes techniques que la plongée à saturation industrielle pratiquée depuis les années soixante-dix. Sauf que le plongeur est habituellement relié à la station par un cordon pour effectuer les travaux sous-marins. Notre approche est très différente puisqu’il s’agit d’exploration, ce qui nécessite de pouvoir s’éloigner de la tourelle pour évoluer librement dans le milieu. C’était possible grâce à nos recycleurs électroniques qui nous donnaient notre autonomie en gaz pour 3 ou 4 heures. Cela demande une grande autonomie de la part des plongeurs, une surveillance mutuelle, et à tout moment, on doit se demander si on est capable de retourner à la tourelle en cas d’urgence. Il fallait garder toujours ça à l’esprit. Une fois ou deux la tourelle a bougé, la barge ripait parce que l’ancre avait bougé, c’était un peu stressant. Et surtout, il y a des sites plus compliqués en termes d’orientation, comme certaines épaves. Mais nous disposions de plusieurs instruments, notamment un radar pour repérer la tourelle. La liberté et la sécurité ne vont pas toujours bien ensemble. Il y avait donc un stress permanent. Ce à quoi je ne me suis jamais fait, c’est le moment où on devait s’équiper. Quand tu sors directement à 120 mètres, avec le choc de l’eau froide, juste en combinaison, que tu dois mettre ton scaphandre, tes palmes, régler tes instruments…, c’est assez agressif. 

 

Les défis à relever pour mener à bien cette expédition n’ont pas manqué. Quel a été le plus éprouvant ?

On peut vite imaginer que c’est compliqué de vivre confinés à quatre dans 5 m2 pendant un mois. C’est vraiment étroit. Mais on était tellement fatigués après nos plongées qu’on dormait beaucoup. Et j’avais pris soin de choisir mes compagnons d’aventure parce qu’ils sont de très bons plongeurs, mais aussi pour leurs qualités humaines. La difficulté, ce n’était pas le confinement, c’était le froid. On évoluait dans une atmosphère à base d’hélium à 97 %, un gaz léger, qui offre une facilité respiratoire et qui empêche l’ivresse des profondeurs. Le premier inconvénient, c’est la voix qui devient inaudible à très haute pression : nous étions quatre sourds et muets si nous ne portions pas un casque équipé d’un micro grâce auquel nos voix étaient retraitées par un logiciel. Il fallait tout de même éviter de trop couvrir nos oreilles car pendant un séjour à saturation les risques d’otite et d’infection sont grands. Mais la vraie douleur de l’hélium, c’est le froid. Ce n’est pas un gaz isolant comme l’air qui permet au corps humain de gérer des écarts de température de 80 degrés. En respirant de l’hélium, 3 à 4 degrés d’amplitude, c’est le maximum ! Nous plongions dans une eau à 14°C. Ce n’était pas l’Antarctique et ses eaux à – 1,8 °C, mais on était transis de froid comme sous la banquise. Un froid pénétrant qui te gagne de l’intérieur. Chaque fois que tu expires et que tu inspires, tu perds ta chaleur. Alors tu peux mettre toutes les combinaisons que tu veux (on était habillé comme en Antarctique), ça ne change rien. Et nos plongées duraient entre 3 et 4 heures. Au bout de 1h30 on était transis mais on continuait. On effectuait une seconde plongée dans la journée, ce qui faisait 6 h dans l’eau, 6 h à lutter contre le froid. Et quand on rentrait à la station, malgré la climatisation, il arrivait que la température monte à 30 °C. Pour nous, le ressenti était 50 °C ! La nuit, quand la température baissait de quelques degrés, on grelotait. Il fallait s’adapter sans cesse. On est capable de s’adapter à tout, sauf peut-être de s’adapter à s’adapter.

Etes-vous sortis physiquement épuisés de cette aventure ?

Oui, d’abord parce qu’il y a une fonte musculaire. Pendant près d’un mois, on ne faisait pas beaucoup d’exercice, hormis aller de la table au lit. Nos corps s’étaient adaptés à l’excès d’oxygène de l’atmosphère que nous respirions en faisant chuter le taux de globules rouges dans l’organisme. Quand on est sorti de la station, on a été parachutés à l’équivalent de 4800 mètres et on a eu le mal des montagnes pendant quelques jours, du fait du manque de globules rouges. On était pâle et démusclés, mais le corps a moins souffert que dans les plongées profondes classiques avec des décompressions quotidiennes. Là, c’est une seule et même plongée. Après une demi-journée, le corps est à saturation. A la fin, la saturation est la même que si la plongée avait duré 4 heures, 4 jours ou 4 semaines. Il y a la même décompression, à savoir un mètre à l’heure, soit à peu près 4 jours. Et c’est une décompression unique toute en douceur, très contrôlée.

Une première mondiale

  • 2 ans de préparation
  • 28 jours d’expédition de Marseille à Monaco
  • 13 partenaires scientifiques
  • 4 plongeurs
  • 1 station bathyale* en acier de 10 m2 comprenant un module de vie de 5 m2, un module vestiaire et une tourelle de plongée.

(*la zone bathyale désigne les grandes profondeurs qui précèdent la zone abyssale).

  • Une atmosphère majoritairement à base d’hélium (90 %) avec seulement 3 % d’oxygène.
  • Un mariage de 2 techniques : la plongée à saturation (confinement dans un espace maintenu sous pression) et la plongée sportive profonde (utilisation de scaphandres recycleurs)
  • 31 sites explorés le long de la côte est de la Méditerranée

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    100 heures de plongée entre 70 et 144 mètres de profondeur où ne parvient qu’1 % de lumière solaire

« La Méditerranée est un hot-spot du changement climatique, car elle se réchauffe 20% plus vite que le reste des océans ».

Julie Deter, directrice scientifique de Gombessa V

Laurent Ballesta revient sur les sites majestueux découverts au cours de l’exploration

  

« Les récifs coralligènes de la zone crépusculaire sont parmi les plus beaux au monde »

Laurent Ballesta

  1. Les Impériaux de l’île de Riou, Calanques (60 – 80 m)

Au cœur du Parc national, des falaises s’érigent depuis les grandes profondeurs jusqu’aux îles de Marseille.

  1. B. : « Elles nous ont dévoilé leurs forêts de gorgones rouges d’une densité exceptionnelle. Nous avons réalisé des échantillons afin de mieux les étudier. On a encore très peu d’informations sur les conditions qui permettent à ces gorgones de se développer en profondeur. Grâce à la méthode de l’ADN environnemental, une centaine d’espèces a pu être détectée sur la zone. Certaines espèces commerciales (espadon, raie violette, barracuda, grondin perlon) sont présentes en zone interdite de pêche alors qu’elles ne le sont pas ailleurs ».

  2. Le banc des Blauquières et le banc de l’Esquine, La Ciotat (70 – 120 m)
    Magnifique forêt de corail noir, sans doute la plus grande de la Méditerranée française, autour de laquelle se trouvent de véritables troupeaux d’oursins crayons.

« Nous avons plongé deux jours consécutifs sur ce site d’exception, soit 12 heures d’exploration. Des échantillons de coraux noirs ont été prélevés pour une étude qui vise à savoir si la population est constituée de clones obtenus par simple bouturage ou si, au contraire, la population est diversifiée, fruit d’une reproduction sexuée ».

  1. L’épave du Natal, Marseille (120 m)

Ce paquebot de 130 m sombre lors d’une collision en 1917, emportant son capitaine et 103 passagers.

« On est allé voir un vieux navire, on a découvert un récif luxuriant avec des animaux inédits et des colonies d’huîtres creuses. C’était tellement beau qu’on a effectué une seconde plongée dans la même journée, conscients que c’était là le rêve de tous les spécialistes des épaves : même s’ils cumulent les plongées de toute une vie, ils n’ont pas pu passer autant de temps (6 h) à explorer ce récif artificiel extraordinaire, compte tenu des contraintes qu’impose la plongée profonde classique ».

  1. La Gabinière, Parc national de Port-Cros (60 – 90 m)

Au large de l’îlot, des champs de bryozoaires branchus extrêmement variés constituent une véritable forêt de dentelles vivantes, un écosystème ayant presque disparu en raison de son extrême fragilité

« Nous avons découvert ces délicats assemblages il y a plusieurs années, je rêvais de pouvoir y retourner sans être limité par le temps, car je ne connais pas d’équivalent ailleurs. Il faut comprendre que ces édifices d’invertébrés se forment sur les fonds meubles facilement ravagés par les pratiques de pêche des chalutiers, ganguis, etc. Pas étonnant qu’on ne les retrouve que dans les eaux strictement protégées ! ».

 

  1. Le banc de Magaud, île du Levant (80 m)

Sur plusieurs kilomètres se dresse l’une des plus grandes forêts de laminaires endémiques de la Méditerranée, l’un des quatre sites répertoriés à ce jour dans la zone.

« On pensait que ces algues brunes pouvaient atteindre 2 mètres de long et vivre 2 ans. Mais parmi les premiers échantillons que nous avons prélevés à 75 mètres de fond, l’un d’eux était une algue d’au moins 3 ans (au vu de ses rétrécissements de croissance) pour une taille de 3,40 mètres ! Les biologistes voulaient étudier leur cycle de reproduction. Ils nous ont donc missionnés pour prélever des algues à maturité sexuelle, ce qui n’avait jamais été fait, et aucun robot n’y était parvenu. Nous avons pu réaliser les prélèvements à partir desquels les scientifiques sont parvenus à maintenir le cycle complet de reproduction en laboratoire. Ils ont pu établir que la dispersion des laminaires provient d’une reproduction sexuée et asexuée assurées simultanément par les mêmes individus. »

 

  1. Le cap Taillat, Var (50 – 160 m)

    Entre Cavalaire et Saint-Tropez, se trouve une côte préservée, grâce aux acquisitions du Conservatoire du Littoral. Au large du Cap Taillat, une falaise sous-marine longue de plusieurs kilomètres s’étend sur cent mètres de hauteur.

    « Le cap Taillat nous a beaucoup surpris, avec une eau très claire révélant des décors gigantesques. Je me suis dit que ce devait être ça le bonheur d’un alpiniste, quand tu es tout petit au milieu du site et tu découvres la montagne que tu vas gravir. Là, je voyais des montagnes sous la mer, immenses, et à côté, mes camarades microscopiques ».

     

  2. Les tombants du cap d’Antibes (70 – 100 m)
    Plusieurs colonies de coraux jaunes profonds, station de nettoyage de poissons lune.

    « Avec surprise et émotion, j’ai retrouvé, à dix ans d’intervalle, la même colonie de ces gros coraux jaunes typiques de la zone profonde. De mémoire, j’ai essayé de faire exactement la même photo que 10 ans auparavant. J’ai pu comparer les deux images et m’apercevoir que les colonies n’avait visiblement pas grandi. Il semble que la croissance de ces coraux profonds soit extrêmement faible. Quel âge peut avoir une colonie de 50 cm d’envergure ? Peut-être plus de 100 ans…»

  3. Les Roches Saint-Nicolas, Monaco (80 m)
    Massif coralligène à grandes gorgones caméléon, site isolé mal connu, riche en biodiversité.

    « La pierre Saint-Nicolas est un petit joyau. Ce récif est peuplé de gorgones caméléons, oranges, jaunes et verruqueuses, de corail rouge…, de tous les grands invertébrés érigés caractéristiques des récifs coralligènes. J’y ai vu le serpenton à long nez sortir de son trou. C’est une longue murène rarement illustrée dont l’extrémité de la queue est rigide, comme une dague osseuse, l’aidant à s’enfouir rapidement dans le sédiment vaseux qu’elle affectionne particulièrement. J’ai vu également la porcelaine pourpre, un coquillage rarissime qui vit dans les gorgones rouges où elle trouve le gîte et le couvert. Le manteau qui recouvre sa coquille imite la couleur et aussi les motifs de la gorgone, elle produit également des excroissances qui ressemblent aux polypes de la gorgone »

     

  4. Le tombant des Américains, cap de Nice (50 – 210 m)

Cette longue falaise sous-marine est la plus profonde et la plus proche du littoral français. Elle est considérée comme une rareté en Méditerranée.

« La vaste falaise sous-marine verticale est criblée de nombreuses petites grottes. On y a vu de grandes populations de crevettes cavernicoles et des poissons très rares comme le limbert à filament, la morue cuivrée ou le barbier perroquet. Le site est particulièrement encombré par du matériel de pêche perdu. Des lignes, filets maillants, palangres, casiers mais aussi des câbles de communication tissent une sorte d’immense toile anthropique. Dans le silence des profondeurs, malgré toutes les créatures étranges, nous n’avons pas pu oublier que la ville et ses hommes ne sont pas loin ».